La journée de carence imposée aux fonctionnaires représente un sujet de tension persistante entre les agents publics et l’État employeur. Instaurée en 2012, suspendue en 2014, puis réintroduite en 2018, cette mesure symbolise les fluctuations des politiques publiques en matière de gestion des absences dans la fonction publique. Les débats juridiques autour de sa requalification se sont intensifiés, notamment à la lumière des contentieux récents et des évolutions jurisprudentielles. Entre considérations budgétaires, questions d’équité avec le secteur privé et protection sociale des agents, la journée de carence cristallise des enjeux profonds touchant au statut même de la fonction publique et à ses spécificités.
Fondements juridiques et évolution historique de la journée de carence
La journée de carence désigne le premier jour d’un arrêt maladie ordinaire pour lequel l’agent public ne perçoit pas de rémunération. Ce dispositif trouve son origine dans la loi de finances de 2012 qui l’a initialement instaurée dans un contexte de recherche d’économies budgétaires et d’alignement des régimes public et privé.
L’histoire de ce dispositif est marquée par une succession de revirements législatifs. Après sa première introduction sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la journée de carence a été supprimée en 2014 sous le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, avant d’être réinstaurée en 2018 par le gouvernement d’Édouard Philippe via l’article 115 de la loi n° 2017-1837 du 30 décembre 2017 de finances pour 2018.
Le cadre normatif entourant la journée de carence s’articule autour de plusieurs textes fondamentaux :
- L’article 34 de la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État
- L’article 57 de la loi du 26 janvier 1984 pour la fonction publique territoriale
- L’article 41 de la loi du 9 janvier 1986 pour la fonction publique hospitalière
Ces textes ont été modifiés pour intégrer le principe de la journée de carence, tout en prévoyant des exceptions notables. En effet, certaines situations ne donnent pas lieu à l’application de cette retenue, notamment :
Le congé pour invalidité temporaire imputable au service (CITIS), les congés de longue maladie, les congés de longue durée, les congés de maternité et pathologiques qui s’y rattachent, ainsi que les arrêts consécutifs à une affection de longue durée (ALD).
La circulaire du 15 février 2018 relative au non-versement de la rémunération au titre du premier jour de congé de maladie est venue préciser les modalités d’application de la journée de carence. Elle détaille notamment le calcul de l’assiette de la retenue, qui comprend l’ensemble de la rémunération versée à l’agent, y compris les primes et indemnités.
Un tournant significatif dans l’application de ce dispositif est intervenu lors de la crise sanitaire liée au Covid-19. La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie a temporairement suspendu l’application de la journée de carence pour tous les arrêts de travail débutant à compter de sa date de publication. Cette suspension, initialement prévue pour la durée de l’état d’urgence sanitaire, a été prolongée plusieurs fois avant d’être levée, soulevant des questions sur la cohérence de la politique publique en la matière.
Les évolutions successives du cadre juridique de la journée de carence témoignent des tensions entre objectifs d’économie budgétaire, lutte contre l’absentéisme de courte durée et protection sociale des fonctionnaires. Ces fluctuations nourrissent le débat sur la possible requalification juridique de cette mesure.
Analyse des contentieux et de la jurisprudence émergente
La journée de carence a fait l’objet de nombreux recours devant les juridictions administratives, générant une jurisprudence substantielle qui contribue à préciser sa nature juridique et ses conditions d’application.
L’une des décisions majeures en la matière émane du Conseil d’État qui, dans son arrêt du 4 avril 2018 (n° 391134), a validé le principe même de la journée de carence. La haute juridiction administrative a considéré que cette mesure ne portait pas atteinte au droit à la protection de la santé garanti par le préambule de la Constitution de 1946, estimant qu’elle poursuivait un objectif d’intérêt général de réduction de l’absentéisme dans la fonction publique.
Néanmoins, plusieurs décisions de tribunaux administratifs ont progressivement dessiné les contours d’une possible requalification de cette mesure. Le Tribunal administratif de Grenoble, dans un jugement du 19 juin 2019, a par exemple reconnu que l’application de la journée de carence pouvait être écartée dans certaines circonstances particulières, notamment lorsque l’arrêt maladie résulte directement de conditions de travail dégradées.
La question de l’égalité de traitement entre fonctionnaires et salariés du secteur privé a constitué un axe majeur des contentieux. Si dans le privé, la journée de carence peut être compensée par des dispositifs conventionnels, tel n’est pas le cas dans la fonction publique. Cette différence a été soulevée devant les juridictions comme potentiellement constitutive d’une rupture d’égalité.
Le tribunal administratif de Strasbourg, dans une décision du 5 février 2020, a examiné cette question sous l’angle de l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. S’il n’a pas invalidé le dispositif, il a reconnu que la différence de traitement entre secteurs public et privé posait une question de principe méritant examen.
Le cas particulier des contentieux liés à la période Covid-19
La crise sanitaire a engendré une série de contentieux spécifiques concernant l’application de la journée de carence. Des recours ont été formés par des organisations syndicales pour contester la réintroduction de la journée de carence après sa suspension temporaire durant l’état d’urgence sanitaire.
Dans une ordonnance du 15 avril 2021, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté une requête visant à suspendre l’application de la journée de carence pendant la pandémie, estimant que la condition d’urgence n’était pas remplie. Toutefois, cette décision n’a pas tranché le fond du débat sur la légitimité de la mesure en période épidémique.
Une évolution notable dans la jurisprudence concerne la reconnaissance progressive d’un principe de protection de la santé des agents publics. Le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, n’a pas eu l’occasion de se prononcer directement sur la journée de carence, mais a réaffirmé dans plusieurs décisions que le droit à la protection de la santé constituait un principe à valeur constitutionnelle.
La Cour européenne des droits de l’homme pourrait potentiellement être saisie sur ce sujet, notamment sous l’angle du droit à la non-discrimination (article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme) combiné avec le droit au respect des biens (article 1er du Protocole n°1).
L’analyse de ces contentieux révèle une tension entre la souveraineté du législateur en matière de politique sociale et les principes fondamentaux de protection des droits des agents publics. Les juridictions, tout en reconnaissant la légitimité des objectifs poursuivis par le législateur, ont progressivement encadré l’application de la journée de carence, ouvrant la voie à une possible requalification de sa nature juridique.
Dimensions comparatives : secteur privé et expériences européennes
La comparaison entre le régime de la journée de carence dans la fonction publique et celui applicable dans le secteur privé constitue un élément central du débat sur sa requalification. Cette analyse comparative s’étend au-delà des frontières nationales pour englober les pratiques en vigueur dans d’autres pays européens.
Dans le secteur privé français, le Code de la sécurité sociale prévoit un délai de carence de trois jours avant le versement des indemnités journalières de la sécurité sociale. Toutefois, cette disposition est largement neutralisée par les conventions collectives et accords d’entreprise. Selon les données de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), environ deux tiers des salariés du secteur privé bénéficient d’une prise en charge intégrale des jours de carence par leur employeur.
Cette situation crée paradoxalement une inégalité inversée : alors que la journée de carence a été instaurée pour rapprocher les régimes public et privé, elle aboutit dans les faits à pénaliser davantage les fonctionnaires que la majorité des salariés du privé. Ce constat a été souligné par le Conseil supérieur de la fonction publique dans son rapport de 2019 sur l’absentéisme.
- Dans le secteur privé : possibilité de compensation conventionnelle
- Dans la fonction publique : application stricte sans compensation possible
À l’échelle européenne, les pratiques relatives aux jours de carence varient considérablement :
En Allemagne, la loi sur le maintien du salaire (Entgeltfortzahlungsgesetz) garantit aux salariés comme aux fonctionnaires le maintien intégral de leur rémunération pendant les six premières semaines de maladie, sans jour de carence. Ce système repose sur une forte responsabilisation des médecins et un contrôle rigoureux des arrêts de travail.
Au Royaume-Uni, le Statutory Sick Pay (SSP) s’applique à partir du quatrième jour d’arrêt maladie, mais les employeurs publics comme privés peuvent prévoir des dispositions plus favorables. Les fonctionnaires britanniques (civil servants) bénéficient généralement d’un régime plus avantageux que le minimum légal.
En Suède, une réforme introduite en 2019 a instauré une dégressivité du jour de carence : le premier jour d’arrêt maladie n’est pas indemnisé, puis l’indemnisation est partielle jusqu’au quatorzième jour. Ce système s’applique tant aux salariés qu’aux fonctionnaires.
En Italie, les fonctionnaires sont soumis à un régime qui prévoit une réduction de traitement progressive selon la durée de l’arrêt, mais sans jour de carence à proprement parler pour les maladies graves.
L’étude comparative des systèmes européens révèle que la France se distingue par une approche relativement stricte concernant ses agents publics, là où d’autres pays ont privilégié des systèmes plus souples ou garantissant une meilleure protection sociale.
Impact des conventions collectives et accords d’entreprise
L’une des différences fondamentales entre secteurs public et privé réside dans la possibilité pour ce dernier de négocier des dispositions plus favorables que le cadre légal. La négociation collective, quasi-inexistante sur ce point dans la fonction publique, joue un rôle déterminant dans le secteur privé.
Selon une étude de la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP), cette asymétrie dans les capacités de négociation constitue un facteur majeur d’inégalité entre les deux secteurs. La loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 a certes élargi les possibilités de négociation collective dans le secteur public, mais sans ouvrir explicitement cette faculté concernant la journée de carence.
Cette approche comparative met en lumière les limites de l’argument d’équité initialement avancé pour justifier l’instauration de la journée de carence dans la fonction publique. Elle suggère qu’une requalification juridique de cette mesure pourrait s’appuyer sur une analyse plus fine des réalités de la protection sociale dans les différents secteurs d’activité, tant en France qu’à l’échelle européenne.
Aspects socio-économiques et impacts sur les agents publics
L’analyse des conséquences socio-économiques de la journée de carence révèle des impacts significatifs sur les agents publics, tant sur le plan financier que sur celui de leur santé et de leurs comportements professionnels.
Sur le plan strictement financier, la retenue opérée au titre de la journée de carence représente approximativement 1/30ème de la rémunération mensuelle d’un agent. Pour un fonctionnaire de catégorie C en début de carrière, cette perte peut avoisiner 50 euros, somme non négligeable pour les agents aux revenus modestes. Selon les données de la Direction générale des finances publiques (DGFiP), l’impact cumulé sur une année peut représenter jusqu’à 300 euros pour un agent ayant plusieurs arrêts maladie de courte durée.
Au-delà de l’aspect purement pécuniaire, des études menées par la Mutuelle Nationale Territoriale (MNT) ont mis en évidence des modifications comportementales induites par la journée de carence. On observe notamment :
- Un phénomène de présentéisme pathologique (agents venant travailler malades)
- Un recours accru aux congés annuels pour masquer des absences liées à la maladie
- Une tendance à prolonger les arrêts maladie une fois ceux-ci déclenchés
Ces comportements posent des questions de santé publique, particulièrement mises en lumière durant la pandémie de Covid-19. Le présentéisme des agents malades peut favoriser la propagation d’agents pathogènes au sein des services publics, créant un risque sanitaire collectif.
L’impact de la journée de carence varie considérablement selon les catégories d’agents et leurs conditions de travail. Les enquêtes sociologiques menées par le Centre d’études de l’emploi montrent que les agents occupant des fonctions d’exécution, souvent plus exposés à des contraintes physiques, subissent plus fréquemment les effets de la journée de carence que les cadres.
Effets différenciés selon les catégories d’agents
La journée de carence produit des effets asymétriques selon le statut, le grade et la rémunération des agents concernés :
Les agents contractuels, déjà soumis à une précarité statutaire plus grande que les fonctionnaires titulaires, sont particulièrement affectés. Pour eux, la perte financière associée à la journée de carence s’ajoute à un régime d’indemnisation des congés maladie moins favorable que celui des titulaires.
Les fonctionnaires de catégorie A, dont les rémunérations sont plus élevées, subissent une perte absolue plus importante en euros, mais celle-ci représente généralement une proportion moindre de leur budget global.
Les agents à temps partiel ou occupant des emplois à temps non complet sont confrontés à un effet proportionnellement plus marqué, la retenue étant calculée sur leur traitement déjà réduit.
Une étude menée par la Fédération Hospitalière de France (FHF) a mis en évidence que la journée de carence touchait plus durement les personnels soignants, notamment les infirmiers et aides-soignants, dont les conditions de travail (horaires décalés, charge physique) augmentent la probabilité d’arrêts maladie de courte durée.
Sur le plan de l’égalité femmes-hommes, les statistiques de la DGAFP révèlent que les femmes fonctionnaires sont proportionnellement plus affectées par la journée de carence que leurs homologues masculins. Cette différence s’explique notamment par une plus grande exposition des femmes aux arrêts liés à la charge parentale et aux pathologies gynécologiques.
L’impact budgétaire global de la mesure pour les finances publiques mérite d’être nuancé. Si les économies directes liées aux retenues sur salaire sont estimées à environ 170 millions d’euros annuels selon la Cour des comptes, ces gains doivent être mis en balance avec les coûts indirects : augmentation des arrêts longs, baisse de productivité liée au présentéisme pathologique, et détérioration potentielle du climat social dans les administrations.
Ces constats nourrissent le débat sur une possible requalification juridique de la journée de carence, certains observateurs y voyant désormais moins une mesure d’équité qu’une forme de sanction financière appliquée sans distinction à tous les agents malades, indépendamment des circonstances de leur arrêt.
Perspectives de requalification juridique et pistes d’évolution
La question de la requalification juridique de la journée de carence s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’évolution du droit de la fonction publique et des protections sociales accordées aux agents. Plusieurs voies de requalification peuvent être envisagées, s’appuyant sur différents fondements juridiques.
Une première approche consisterait à requalifier la journée de carence comme une mesure discriminatoire indirecte. En effet, selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), une disposition apparemment neutre mais affectant de manière disproportionnée certaines catégories de personnes peut constituer une discrimination indirecte. Les données statistiques montrant un impact plus marqué sur les femmes et les agents occupant des emplois d’exécution pourraient étayer cette qualification.
Dans l’arrêt Thibault c. CNAVTS du 30 avril 1998, la CJUE avait déjà considéré que des dispositions défavorisant les salariés en congé de maternité pouvaient constituer une discrimination fondée sur le sexe. Par analogie, la journée de carence, en pénalisant davantage les femmes fonctionnaires, pourrait être contestée sur ce fondement.
Une deuxième piste de requalification s’appuie sur le droit fondamental à la protection de la santé. Le Conseil constitutionnel français a reconnu dans plusieurs décisions la valeur constitutionnelle de ce droit, dérivé du Préambule de la Constitution de 1946. La journée de carence, en incitant au présentéisme pathologique, pourrait être considérée comme portant atteinte à ce droit fondamental.
La Charte sociale européenne, dans son article 11, engage les États signataires à prendre des mesures appropriées pour éliminer les causes d’une santé déficiente. Une saisine de la Cour européenne des droits de l’homme sur ce fondement constituerait une voie de contestation inédite de la journée de carence.
Modèles alternatifs et propositions de réforme
Au-delà de la contestation juridique, plusieurs modèles alternatifs émergent dans le débat public :
- Un système de crédit maladie annuel sans journée de carence, mais limité en nombre de jours
- Une modulation de la journée de carence selon la nature de la pathologie
- Un dispositif de compensation partielle via une protection sociale complémentaire négociée
Cette dernière option a connu une avancée significative avec l’ordonnance n° 2021-175 du 17 février 2021 relative à la protection sociale complémentaire dans la fonction publique. Ce texte prévoit une participation obligatoire des employeurs publics au financement de la complémentaire santé de leurs agents, ouvrant potentiellement la voie à des garanties couvrant la journée de carence.
Des parlementaires ont déposé plusieurs propositions de loi visant soit à supprimer la journée de carence, soit à en moduler l’application. La proposition de loi n° 3718 déposée à l’Assemblée nationale en décembre 2020 suggérait par exemple de supprimer la journée de carence pour les arrêts liés à des maladies chroniques ou à des pathologies lourdes.
Le rapport Lecocq sur la santé au travail dans la fonction publique, remis au gouvernement en septembre 2019, recommandait une refonte complète de l’approche des absences pour raison de santé, privilégiant la prévention et l’accompagnement plutôt que les mécanismes financiers punitifs.
Sur le plan de la négociation collective, l’accord du 22 octobre 2021 relatif à la protection sociale complémentaire dans la fonction publique de l’État ouvre des perspectives intéressantes. Sans mentionner explicitement la journée de carence, il prévoit des garanties minimales en matière de prévoyance qui pourraient, à terme, inclure une compensation de cette retenue.
La jurisprudence administrative pourrait connaître des évolutions significatives dans les prochaines années, notamment à travers des recours fondés sur le principe d’égalité. Le Conseil d’État, dans sa fonction consultative, a d’ailleurs souligné dans son étude annuelle de 2020 sur le droit social la nécessité d’une approche plus nuancée des spécificités de la fonction publique en matière de protection sociale.
L’évolution du débat sur la journée de carence s’inscrit dans une réflexion plus large sur la modernisation du statut de la fonction publique et l’équilibre entre droits et obligations des agents publics. La requalification juridique de cette mesure apparaît comme un levier potentiel pour faire évoluer les pratiques vers un modèle plus équitable et respectueux de la santé des agents, tout en préservant les intérêts du service public.
Vers un nouveau paradigme de la protection sociale des fonctionnaires
La question de la journée de carence et de sa possible requalification s’inscrit dans une transformation plus profonde du modèle social applicable aux agents publics. Nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme qui pourrait redéfinir l’équilibre entre statut protecteur et responsabilisation individuelle dans la fonction publique.
Ce changement de paradigme s’articule autour de plusieurs axes qui dépassent la simple question de la journée de carence. Il s’agit d’une redéfinition globale des droits sociaux des fonctionnaires dans un contexte de transformation de l’action publique et d’évolution des attentes sociétales.
La loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 a déjà amorcé ce mouvement en introduisant plusieurs dispositions qui modifient substantiellement le rapport entre l’agent public et son employeur. L’introduction de la rupture conventionnelle, l’élargissement du recours aux contractuels et la refonte du dialogue social témoignent d’une volonté de faire évoluer le modèle statutaire traditionnel.
Dans ce contexte, la protection sociale des fonctionnaires connaît elle aussi des mutations significatives. L’ordonnance du 17 février 2021 relative à la protection sociale complémentaire marque un tournant historique en instaurant une participation obligatoire des employeurs publics au financement des complémentaires santé et prévoyance de leurs agents.
Cette évolution ouvre la voie à un système hybride où la protection statutaire traditionnelle serait complétée par des mécanismes assurantiels négociés, se rapprochant ainsi du modèle en vigueur dans le secteur privé. La journée de carence pourrait alors être compensée par des garanties complémentaires, sans nécessairement disparaître du cadre légal.
Vers une approche différenciée des absences pour raison de santé
Un aspect prometteur de ce nouveau paradigme réside dans la différenciation accrue des régimes applicables selon la nature des absences. La distinction binaire entre présence et absence pour maladie apparaît désormais trop réductrice face à la diversité des situations rencontrées.
Les tribunaux administratifs ont commencé à reconnaître cette nécessaire différenciation. Dans un jugement du 7 mai 2021, le Tribunal administratif de Montreuil a ainsi considéré que l’application de la journée de carence à un agent souffrant d’une maladie chronique nécessitant des soins réguliers était disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi par le législateur.
Cette approche plus nuancée pourrait conduire à une requalification partielle de la journée de carence, maintenue dans certains cas mais écartée dans d’autres, notamment :
- Pour les maladies chroniques nécessitant des soins réguliers
- Pour les absences liées à des soins préventifs
- Pour les arrêts consécutifs à des risques psychosociaux avérés dans le service
La médecine de prévention, rebaptisée médecine du travail dans la fonction publique par la loi de 2019, pourrait jouer un rôle accru dans cette différenciation. Le développement de la télémédecine et des consultations à distance, accéléré par la crise sanitaire, offre de nouvelles possibilités pour assurer un suivi plus personnalisé des agents et limiter les absences injustifiées sans pénaliser celles qui sont médicalement nécessaires.
L’intégration croissante des démarches de qualité de vie au travail (QVT) dans la gestion des ressources humaines publiques constitue un autre levier de transformation. Plusieurs collectivités territoriales pionnières ont déjà mis en place des dispositifs innovants combinant suppression de la journée de carence et renforcement des actions de prévention, avec des résultats encourageants sur la réduction de l’absentéisme global.
La jurisprudence pourrait accompagner cette évolution en affinant progressivement les critères d’application de la journée de carence. Le Conseil d’État, dans sa décision du 12 juillet 2021 relative au régime des autorisations spéciales d’absence, a déjà posé les jalons d’une approche plus circonstanciée des absences des agents publics.
L’évolution du cadre européen constitue également un facteur de transformation potentiel. Le socle européen des droits sociaux, proclamé en 2017 et progressivement mis en œuvre, affirme le droit de tous les travailleurs à une protection sociale adéquate. Sa transposition dans le droit national pourrait conduire à une révision des mécanismes comme la journée de carence qui limitent cette protection.
En définitive, la requalification juridique de la journée de carence s’inscrit dans un mouvement plus large de modernisation de la fonction publique et de son régime de protection sociale. L’enjeu n’est plus seulement de maintenir ou supprimer ce dispositif, mais de l’intégrer dans une réflexion systémique sur l’équilibre entre droits et devoirs des agents publics, prévention et responsabilisation, protection statutaire et mécanismes assurantiels complémentaires.
Cette approche renouvelée pourrait permettre de dépasser les clivages traditionnels et d’élaborer un modèle social public plus adapté aux réalités contemporaines du travail et aux attentes légitimes tant des agents que des usagers du service public.
